Dans la galerie du premier étage de l’hôtel particulier de Moïse de Camondo, étaient disposés un canapé et quatorze fauteuils formant, par leur unicité stylistique, un salon. Toujours visibles dans ce lieu devenu le musée Nissim de Camondo, nous avons eu l’opportunité d’étudier ces sièges d’époque Louis XV, couverts d’un carreau d’époque en tapisserie, et dont certains portent l’estampille du maître menuisier lyonnais Pierre Nogaret (1718-1771). Ces sièges faisaient déjà partie de la collection de Moïse de Camondo en 1909 lors de l’état estimatif d’Henri Baudoin comme l’indiquait Sylvie Legrand-Rossi dans sa notice consacrée à ce salon publiée dans Le Mobilier du Musée Nissim de Camondo.
Un style lyonnais
Les fauteuils et le canapé, en bois de noyer, sont cannés avec un dossier plat, dit à la Reine, composé de montants, d’une traverse supérieure en dos d’âne et d’une traverse inférieure à double ressaut. Les accotoirs, très ouverts, et simplement moulurés, sans manchette, reposent sur des consoles simples, à ne pas confondre avec les consoles d’accotoir en coup de fouet. La ceinture, reliée au dossier par des attaches cambrées à petite volute, s’appuie sur des pieds sinueux. La traverse antérieure est ornée de sculptures de fleurs naturalistes, presque toutes différentes d’un siège à l’autre, comme celles de la masse des pieds et de la traverse supérieure du dossier. Ces éléments permettent de dater ces sièges des années 1755-1760.
L’emplacement des marques NOGARET A LYON, sur la traverse arrière du châssis pour les sièges cannés, et leur graphie sont bien conformes à l’estampille de Pierre Nogaret. Il n’y a donc pas de doute sur l’authenticité de cette estampille malheureusement trop souvent copiée comme tant d’autres. Les différentes séries, décrites plus loin, possèdent au moins un siège estampillé attribuant ainsi les fauteuils et le canapé anonymes à Pierre Nogaret.
Les sièges sont recouverts d’une peinture sans doute bleu pâle à l’origine, mais ayant jauni avec le temps. Des manques sur les sièges laissent apparaître un bois ciré et le dessous des traverses des ceintures est peint, pratique peu commune au XVIIIe siècle. Les sièges lyonnais, en noyer, étaient le plus souvent laissés au naturel. La peinture de ces sièges a vraisemblablement été appliquée au XIXe siècle. L’étude de cette peinture est similaire à celle effectuée sur quatre fauteuils lyonnais.
Après une observation détaillée de chaque siège, nous avons constaté qu’il ne s’agissait pas d’une suite uniforme. Le salon est composé d’au moins trois séries différentes de fauteuils. Le vendeur les aura réunis pour former un important mobilier avec des sièges stylistiquement identiques, ou presque. La peinture a sans doute contribué, volontairement ou non, à l’uniformisation visuelle de ces sièges.
Les différentes séries de fauteuils
Sur la première série de fauteuils, la traverse supérieure du dossier est sculptée de deux fleurs en bouquet dont les tiges démarrent sur la moulure inférieure décorée de quelques feuilles. Les fleurs sont différentes entre elles mais aussi d’un siège à l’autre. Cette série se distingue par une traverse antérieure de la ceinture en accolade ouverte sculptée d’un bouquet de deux fleurs. Une autre particularité de ces fauteuils est la présence d’un ergot sur les traverses latérales de la ceinture, caractéristique propre aux sièges de Pierre Nogaret.
Les fauteuils de la deuxième série ont une traverse supérieure du dossier identique à celle des fauteuils de la première série. Les différences se voient sur la traverse antérieure de la ceinture, toujours en accolade ouverte, mais avec la sculpture d’une seule fleur sans tige, et sur les traverses latérales de la ceinture sans ergot.
La dernière série comporte seulement deux fauteuils avec une sculpture de la traverse supérieure du dossier inchangée. La traverse antérieure de la ceinture est cette fois en accolade fermée avec des agrafes sur laquelle nous retrouvons sculptée une fleur sans tige similaire aux sculptures des sièges de la deuxième série. A l’instar de la première série, l’ergot est bien visible sur les traverses latérales de la ceinture. La marque faite à l’encre à l’intérieur de la ceinture du fauteuil CAM 462.2 est le 3 indiquant qu’il s’agissait du troisième de sa série. Pour le fauteuil CAM 462.7 la lettre I est utilisée pour marquer le neuvième de sa série. Cela signifie que ces deux sièges appartenaient probablement à deux séries différentes.
Il est plus difficile d’associer le canapé à l’une des séries de fauteuils précédemment décrites. La traverse supérieure du dossier, en dos d’âne, est sculptée de feuilles et de fleurs réunies en bouquet dans un style proche des fauteuils. La traverse antérieure de la ceinture est en accolade fermée comme la série de deux sièges mais avec une sculpture de deux fleurs au lieu d’une seule. Enfin, les traverses latérales n’ont pas d’ergot mais une double volute. Ce canapé reste plus proche stylistiquement de la série de deux fauteuils mais nous ne pouvons pas avoir la certitude qu’ils faisaient bien partie du même salon à l’origine.
Des modèles similaires
La peinture des sièges ne met pas en valeur le bois de noyer et dénature la finesse des sculptures. Ces modèles de Pierre Nogaret sont classiques, et les hasards du marché de l’art permettent de découvrir, de temps en temps, des fauteuils similaires en bois naturel.
Les formes de ces sièges sont identiques et les différences se font sur les sculptures et les moulures. La limite de ce que les menuisiers étaient autorisés à faire en termes de sculpture et moulure variait en fonction de la ville et des accords ou conflits entre les communautés des menuisiers et des sculpteurs.
Les menuisiers et les sculpteurs à Lyon
A Paris, la séparation des tâches entre les menuisiers et les sculpteurs fut rappelée par un arrêt du Parlement de Paris du 12 juillet 1745 après une tentative des menuisiers de s’octroyer la possibilité de sculpter eux-mêmes leurs ouvrages :
Il fut ordonné que les articles 73, 81 et 82 des nouveaux statuts des menuisiers seraient reformés, en ce que par iceux il est dit que les menuisiers pourroient entreprendre la sculpture de leurs ouvrages, y faire touttes sortes d’ornements, feuillages, grands et petits, les orner et enrichir de tout ce que l’art et l’experience pourroit leur faire inventer, avec deffenses a tous sculpteurs peintres architectes et autre de les y troubler, qu’il fut fait au contraire deffenses aux menuisiers d’entrerprendre aucune sorte de sculptures ou peintures sur leurs ouvrages sous les peines portées par les articles 6 et 10 des nouveaux statuts des maitres peintres et sculpteurs, qu’il fut enjoint aux menuisiers de mettre leurs ouvrages brutte entre les mains des maitres peintres et sculpteurs pour etre par eux peints vernis et sculptés
Les menuisiers en sièges parisiens avaient donc l’obligation de faire orner leurs ouvrages par des sculpteurs. A l’inverse, un arrêt du Parlement de Besançon du 27 août 1688 approuvait les règlements des menuisiers dont l’article 9 précisait :
Tous menuisiers peuvent travailler de sculpture en haut & bas relief, de même qu’à tous les ornements.
A Lyon, la communauté des menuisiers disposait, depuis le début du XVIIe siècle, de règlements écrits dans lesquels étaient régis leur organisation et leur fonctionnement. En cas de contravention à ces règlements, le Consulat jugeait l’affaire et rendait sa décision par ordonnance. Si l’une des parties était mécontente du jugement, elle en faisait alors appel auprès de la cour du Parlement de Paris. Le Consulat eut à juger plusieurs conflits entre les menuisiers et les sculpteurs. Au XVIIIe siècle, la communauté des sculpteurs sur bois n’était plus très active et nombre d’entre eux travaillaient pour des menuisiers. En 1737, suite à une décision du Consulat, la communauté des menuisiers imposa aux maîtres de renoncer à leur métier s’ils voulaient s’installer comme sculpteurs. Sans être clairement exigée dans les règlements, la séparation entre la menuiserie et la sculpture sur bois était fort probablement l’usage, même si certains comme François Canot ou Claude Levet avaient cette double compétence. Claude Levet était toutefois charpentier et non menuisier, et la fabrication d’ouvrage de menuiserie était autorisée pour les charpentiers. Pour François Canot, sa radiation a montré qu’il n’était pas simple pour un sculpteur d’intégrer la communauté des menuisiers. Cette ambiguïté entre les menuisiers et les sculpteurs sur bois perdura jusqu’à l’édit de janvier 1777 qui supprima les anciennes communautés pour en créer 41 nouvelles dont celle des charpentiers, menuisiers, layetiers et sculpteurs sur bois. Les deux métiers furent alors réunis au sein d’une unique communauté. Pierre Nogaret suivit certainement cette répartition des tâches comme l’attestent ses nombreux liens familiaux et professionnels avec des sculpteurs.
Eric Detoisien
Nous tenons particulièrement à remercier Madame Ariane James-Sarazin pour son aide précieuse et amicale.
Crédit photo : © Musée des Arts décoratifs / Jean Tholance