Fauteuils en bois doré de Pierre Nogaret
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Suite de quatre fauteuils de Nogaret à la manière parisienne au Musée d’Histoire de Lyon

En 1980, le Musée d’Histoire de Lyon vient de réaliser une acquisition à la fois originale et rare : il s’agit d’une suite de quatre fauteuils « à la Reine » de Pierre Nogaret (1718-1771 ; reçu maître en 1745) qui présentent la double particularité d’être exécutés en bois doré et de posséder une garniture amovible à châssis ; ces deux traits sont exceptionnels dans le siège lyonnais du XVIIIe siècle (ordinairement de noyer ciré), par contre ils s’apparente plutôt à l’ameublement parisien qui les a fréquemment exploités pour les sièges d’apparat. Par ailleurs l’opulente luxuriance de la sculpture, tout à fait inhabituelle à ce degré dans l’œuvre du maitre lyonnais, a de quoi surprendre au premier regard. Pourtant la fermeté sinueuse des tracés, la nature même des lignes d’encadrement rappellent sans contestation possible les schémas courants, sinon presque stéréotypés, de la production de Pierre Nogaret. Si l’authenticité de cet ensemble s’impose à l’analyse, ce n’est qu’au terme d’une étude stylistique rigoureuse et par inférence à partir des modèles incontestables actuellement répertoriés. Il s’agit notamment d’identifier les emprunts ornementaux et les procédés de traitement du bois étrangers au répertoire lyonnais (fig. 1).

Fig. 1. — Fauteuil de Nogaret en bois doré avec garniture à châssis
Crédit photo : © Alain Dumoux

Examen technique

Avant toute tentative d’analyse stylistique, il s’impose de dire immédiatement que ces sièges présentent toutes les garanties d’authenticité du point de vue technique : les méthodes d’assemblage sont parfaitement conformes au travail du XVIIIe siècle de même que les procédés de débit des bois. Exécutés en hêtre, ils ont été dès l’origine conçus pour recevoir l’apprêt et la dorure (ce qu’atteste en particulier l’emplacement de l’estampille à l’intérieur de la traverse arrière de la ceinture ; cet emplacement peu habituel chez Nogaret a été choisi pour éviter de noyer la signature par l’empâtement des apprêts, ce qui n’eût pas manqué de se produire sur la face extérieure de la même traverse où le maître avait coutume de poser son estampille pour les sièges garnis à dossier plat) ; enfin, l’empreinte de l’estampille, tant par sa dimension (48 mm x 2 mm environ) que par sa graphie (caractérisée notamment par le tracé du Y de Lyon dont la tige se courbe à l’horizontale sur la gauche) exclut toute confusion éventuelle avec les fausses estampilles malheureusement trop répandues sur le marché. Seule la dorure parait avoir subi des rafraîchissements au XIXe siècle.

Nature du décor sculpté

L’étude stylistique relève dès l’abord un certain nombre d’entorses aux règles ornementales de la menuiserie lyonnaise de l’époque :

1°) L’emplacement des sculptures : l’originalité du siège lyonnais, due principalement à l’exceptionnelle maîtrise des lignes propre à Nogaret, consistait surtout dans une extrême sobriété obtenue grâce à l’élimination de tous les éléments adventices ; les meilleurs modèles de Nogaret étant précisément ceux qui, dépouillés de toute sculpture ornementale, se réduisent au seul tracé ferme et rigoureux des lignes. Ici, on ne peut manquer de relever les importantes et débordantes guirlandes qui naissent au sommet du dossier pour retomber en chutes à quelques centimètres de l’attache des accotoirs ; de même en va-t-il de la sculpture de la ceinture et de cette abondante végétation qui s’épanouit au point de venir brocher sur l’arête extérieure du pied avant.

Fig. 2. — Motif central de ceinture en grenade éclatée
Crédit photo : © Alain Dumoux

2°) La technique de traitement des reliefs : cette sculpture, saillante et rigoureuse, n’est pas levée à la manière habituelle de Nogaret : elle parait plus détachée des fonds, elle module les reliefs et cisèle les détails d’une manière plus fine, le fait est particulièrement net en ce qui concerne les feuilles et rameaux figurant sur la face antérieure de la ceinture (le tracé est schématiquement le même que dans les modèles habituels de Nogaret, mais le détail est finement analysé). La sculpture ne se contente pas de suggérer les motifs, mais elle les façonne dans un esprit qui tient encore de l’arabesque du XVIIIe siècle.

3°) Le répertoire ornemental : c’est la rocaille qui domine incontestablement (aussi bien dans l’acanthe des pieds que dans la console d’accotoir et son attache à la ceinture, sans parler du motif sculpté au commet du dossier et au centre de la ceinture). Voilà qui ne peut manquer de faire songer aux deux grands menuisiers parisiens que Nogaret a pu connaître à Paris (où il est né) : Jean-Baptiste I Tilliard (qui a commencé à produire vers 1730) et Louis Cresson (reçu maître en 1738), tous deux ont manié la rocaille et les courbes avec une exceptionnelle virtuosité. Avant son temps de compagnonnage chez François Girard à Lyon, il est assez vraisemblable que Nogaret ait fait son apprentissage à Paris auprès de l’un d’eux (probablement Cresson). Comme à Paris entre 1740 et 1750, on ne trouve dans ces sièges aucune trace du formalisme ornemental propre à Lyon par la suite : les fleurettes, les rinceaux, les coquilles rocaille gardent encore cet imprévu de tracé si propre à l’ameublement parisien du XVIIIe siècle. Certains traits ornementaux comme la grenade éclatée paraissent empruntés directement à Cresson (fig. 2) : l’éclatement en saillies divergentes du motif qui entoure la grenade est traité rigoureusement dans le même esprit, et sans doute la technique propre à la reparure des apprêts favorise-t-elle encore l’impression de similitude ; par ailleurs les chutes fleuries des montants du dossier ne sont pas sans évoquer des thèmes ornementaux chers à Tillard. Seul un élément décoratif, probablement emprunté aux dessins du lyonnais Jean Pillement, semble appartenir vraiment au registre de Nogaret (on le rencontre en particulier sur une chaise isolée du Musée Historique de Lyon sous la forme d’une large pivoine s’épanouissant au sommet de l’un des dossiers) (fig. 3 et 4).

Fig. 3. — Motif de sommet de dossier en fleur épanouie
Crédit photo : © Alain Dumoux
Fig. 4. — Motif de sommet de dossier en pivoine sans doute emprunté à Jean Pillement
Crédit photo : © Alain Dumoux

Méthode de composition de la structure

Si l’ornement est incontestablement marqué par les emprunts parisiens, par contre la structure, pour peu qu’on veuille bien la dissocier expérimentalement des sculptures dont elle est revêtue et qui la dissimulent partiellement, avoue sans discussion possible l’appartenance à la production de Nogaret. Sans doute les gabarits utilisés sont-ils sensiblement plus grands que ceux auxquels avait recours ordinairement l’atelier de Nogaret, mais si l’on néglige cette différence d’échelle la structure apparaît pleinement identique à celle des modèles de la période 1745-1755 (fig. 5) : les lignes sont fermes et sinueuses (notamment mises en évidence par le double ruban de mouluration qui cerne chaque traverse et chaque montant dans toute la production lyonnaise de l’époque), le dos d’âne du dossier est fermement marqué avec la saillie en demi-lune du sommet ; l’attache du dossier a recours à un procédé tout à fait habituel bien que légèrement dissimulé ici par la surcharge ornementale ; de même le tracé des traverses postérieure et antérieure de la ceinture sont vraiment ce qu’il y a de plus simple et de plus classique chez Nogaret (simple accolade pour la traverse frontale, mouvement sinusoïdal pour la traverse postérieure) (fig. 6) ; le tracé des pieds et des consoles d’accotoirs qui, l’un et l’autre, décrochent par rapport à l’aplomb de la verticale témoigne déjà d’une parfaite maîtrise dans la composition de l’ensemble.

Fig. 5. — Dos ; les proportions et le tracé des lignes sont conformes aux modèles les plus classiques
Crédit photo : © Alain Dumoux

Cette structure d’ensemble est tellement classique et si fréquente qu’elle n’est pas même justiciable d’une analyse sémiologique fondée sur l’étude ordonnée du corpus (cf. B. Deloche, « A propos d’une paire de chaises anonymes du Musée Lyonnais des Arts Décoratifs », Bulletin des Musées et Monuments Lyonnais, 1979, n° 2). Il est intéressant de constater que l’on retrouve cette structure très commune dans les quelques autres et très rares modèles qui s’écartent aussi des normes décoratives usuelles à Lyon : en particulier les chaises de la collection B… (cf. Connaissance des Arts, n° 88, juin 1959, et B. DELOCHE, Le mobilier bourgeois à Lyon, p. 103, fig. 73) et un fauteuil passé en vente à Lyon (Me Bailloud, vente du 3 décembre 1968), tous deux estampillés de Nogaret.

Fig. 6. — Traverse et pieds antérieurs caractérisés par le très net mouvement en accolade de la moulure extérieure
Crédit photo : © Alain Dumoux

L’esthéticien se voit donc quelque peu désemparé face à ces sièges qui comportent une sorte de contradiction stylistique : le procédé d’intégration rythmique, et d’unité organique se trouve être en désaccord avec la sculpture ornementale. A Lyon, la rigueur obstinée de la ligne contraint ordinairement à limiter l’éclatement du décor à quelques éléments symboliques au sommet du dossier et au centre de la ceinture (seules concessions au dynamisme de la rocaille), ici au contraire la ligne et l’ornement concertent selon une méthode plus parisienne bien qu’il manque à l’œuvre cette imprévisibilité de tracé et cette spontanéité du modelé qui arrachent le siège parisien à toute espèce de formalisme. Dans ces meubles Nogaret n’est pas lui-même, et l’on ne retrouve ici qu’incomplètement cette force intégratrice des lignes qui constitue probablement l’apport majeur du siège lyonnais à l’art du XVIIIe siècle. Sans doute s’agit-il d’un travail de commande d’après un modèle de Cresson que Nogaret aurait eu le loisir d’interpréter librement ; l’adoption de techniques parisiennes (bois doré et garnitures à châssis) jointe aux proportions majestueuses et à l’opulente sculpture fait songer à quelque personnalité de cour habituée au faste parisien, une commande épiscopale peut-être.

Bernard Deloche

Cet article a été initialement publié dans le Bulletin des musées et monuments lyonnais, 1980, n°4, pp. 413-423.