Clous dorés de tapissier du XVIIIe siècle
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Les clous dorés de tapissier

Indispensables à la garniture des sièges du XVIIIe siècle, les clous dorés de tapissier sont restés dans l’ombre du bois et des tissus durant des siècles pour finalement sombrer dans l’oubli comme de la vulgaire quincaillerie. Leur dorure, leur forme arrondie mais aussi leur nombre faisaient des clous dorés un élément essentiel de l’esthétique du siège. Une quantité industrielle de ces clous fut produite pour orner les sièges ; la garniture d’un fauteuil à la reine ne requérait pas moins de 500 clous, une chaise à la reine ou un fauteuil en cabriolet 350, les sofas et canapés plus de 1000 et un seul paravent plusieurs milliers. Grâce à ce volume considérable, certains de ces clous dorés nous sont parvenus intacts comme autant de pièces à conviction à ajouter aux documents d’époque pour nous aider à retracer leur histoire.

Types de clous et composition

Dans sa liste de marchandise à destination des tapissiers, Jean-François Bimont distingue trois types de clous dorés : le tiercelin, le demi-poids et la grosse lentille dont il existait par ailleurs des versions argentées. Dans les marchandises nécessaires à la fabrication des sièges, Bimont recommande majoritairement les clous tiercelin, le modèle le plus communément utilisé pour la garniture des sièges[1]. En 1804, dans son chapitre sur la tapisserie, Joseph Morisot recense de son côté cinq sortes de clous : le clou lentille, le demi-poids, le petit clou de chiffre, le gros clou de chiffre et toujours le clou tiercelin[2]. Dans un autre ouvrage publié en 1814, il donne une description plus détaillée du clou doré accompagnée de dimensions relatives :

« Il sert à attacher les étoffes sur le bois des sièges lorsqu’on ne fait pas usage de crête ; il est de potin, ayant une tige courte et dédiée, une tête large de la forme d’un champignon et dorée. On en distingue, par rapport à la grosseur de la tête, de cinq sortes : clou lentille, qui est le plus petit ; clou demi-poid, clou de chiffre ordinaire et gros chiffre ; et enfin le clou tiercelin, qui est le plus fort. »[3]

De son côté, en 1830, Athanase Garnier-Audiger liste les catégories suivantes : la lentille, le demi-poids, la perle fine, le petit chiffre, le gros chiffre et le tiercelin[4]. Le clou perle fine n’apparaît pas avant le XIXe siècle contrairement aux clous de petit et gros chiffre présents au moins depuis 1789 dans les livraisons pour le garde meuble royal. Au regard des prix donnés pour chaque type de clou, nous avons pu établir une gamme des prix dans l’ordre croissant suivant : la grosse lentille, le demi-poids, le tiercelin et le clou à la reine principalement employé pour des sièges destinés à la famille royale. Le demi-poids est un clou tiercelin de plus petite taille comme indiqué dans les registres du garde meuble royal : « gros demi poids dorés dit tiercelin ».

Contrairement aux qualificatifs des autres clous, le mot tiercelin ne semble pas lié à une forme particulière mais à la matière qui le compose comme le montre Achille Deboulle dans sa définition du mot tierchain (ou tirechain) :

« Bon fin estain, de bon suffisant tierchain. Frommage, craisse, meteil, estain, potin, tirechain. Godefroy, voir tiersain, a trois exemples analogues, mais sans définition ; c’est un alliage que Cotgrave explique fort bien sous le nom de plomb tiercelin. »[5]

Dans sa description des clous, Morisot précisait qu’ils étaient faits de potin qui d’après le dictionnaire de l’Académie française est une sorte de cuivre formé des lavures que donne la fabrication du laiton, et auxquelles on mêle du plomb ou de l’étain. Le dictionnaire universel de commerce, définissant les clous de tapissiers comme des clous de laiton (ou fonte douce), nous confirme la matière utilisée pour la fabrication des clous dorés[6].

Dessous de clous dorés tiercelin du XVIIIe siècle
Dessus de clous dorés tiercelin du XVIIIe siècle
Clous dorés lentille du XVIIIe siècle
Clous dorés de chiffre du XVIIIe siècle

Fabrication

Comme le rappelle le dictionnaire raisonné universel des arts et métiers dans l’article sur les cloutiers, ces clous étaient fondus par les fondeurs[7]. Dans l’article consacré aux fondeurs, l’auteur décrit précisément la « maniere de jetter en sable les menus ouvrages de fonderie » dont les clous font partie. Nous ne détaillons pas ici l’ensemble des étapes d’une fonte et renvoyons le lecteur à l’article en question. C’est le manuel du fondeur de Jean-Baptiste Launay qui va nous donner le plus d’informations sur la manière de fondre des clous dorés :

« Il y a des fondeurs de clous de tapissier dont les femmes et les enfans opèrent le moulage, qui consiste à enfoncer dans du sable, battu d’avance dans des châssis, le modèle d’une manière uniforme et symétrique ; ce sable est très uni et saupoudré avec de la folle-farine pour empêcher que les deux parties du moule ne s’attachent l’une à l’autre lorsqu’elles sont réunies. »[8]

La fabrication des clous dorés de tapissier résultait bien d’une fonte au sable par un procédé de moulage non mécanisé et entièrement opéré à la main. Nous retrouvons ainsi sans surprise sur la carte-adresse de Gord et Vincent, des fondeurs lyonnais du XVIIIe siècle, les clous dorés dans la liste des ouvrages fabriqués et vendus dans leur boutique.

Carte-adresse de fondeurs lyonnais du XVIIIe siècle. Collection Mlle Céline Giraud.

Ces clous issus de la fonte avaient la réputation d’être fragiles et cassants[9]. Ce procédé perdura au moins jusqu’à l’invention de la machine à fabriquer les clous dorés de Louis Carmoy et Clément Colas brevetée le 26 mars 1852. La fabrication devint alors industrielle produisant des clous avec une tête hémisphérique en laiton et une pointe de fer cylindrique sertie. La productivité fut démultipliée mais la différence de fabrication entre les clous fondus et les clous à pointe de fer permet aujourd’hui de les distinguer sans difficulté. Néanmoins certains fabricants au XIXe siècle, comme la manufacture Barbette fils, maintinrent la fonte pour les têtes des clous en y associant une pointe de fer pour assurer leur résistance.

Machine à fabriquer des clous dorés de Louis Carmoy et Clément Colas
Publicité de la manufacture Barbette Fils – 1878

Une fois les clous fondus, ils étaient rangés, par des femmes ou des enfants, sur une planche à dorer ; une tâche ingrate et répétitive bien connue de Louis Carmoy pour l’avoir pratiquée dans sa jeunesse. Les progrès de la mécanisation au cours du XIXe siècle apporteront là aussi de l’automatisation. La dorure se faisait par le procédé de l’or haché (à base de feuilles d’or) ou de l’or moulu (à base d’amalgame de mercure) puis à partir de l’invention d’Henri Elkington en 1840 par un procédé électrochimique[10] pour lequel les clous dont alors dits dorés à la pile. Au XVIIIe siècle, de nombreuses livraisons au garde meuble mentionnent l’utilisation de clous surdorés (ou « surargentés ») pour des sièges à destination de la famille royale.

Distribution

Les tapissiers, principaux utilisateurs des clous dorés, se fournissaient de temps à autre chez les fondeurs mais plus vraisemblablement chez les marchands merciers. Ces derniers agissant comme des intermédiaires, proposaient plus de choix et disposaient de stocks importants en adéquation avec leur activité.

En 1768, Foliot fils ainé, marchand mercier à Paris, livrait pour le garde meuble royal :

  • 18 milliers de clous dorés tiercelin à 15 livres 10 sols le millier pour un total de 279 livres
  • 10 milliers de clous à la reine surdorés à 16 livres le millier pour un total de 160 livres
  • 12 milliers de clous dorés grosse lentille à 10 livres 10 sols le millier pour un total de 126 livres

Vers la fin du XVIIIe siècle, les livraisons de clous dorés n’étaient plus assurées par les marchands merciers mais par les doreurs sur métaux qui formaient alors une seule et même communauté avec les fondeurs et les graveurs sur métaux.

En 1789, Wafflard, doreur sur métaux, fournissait pour le garde meuble de la couronne différentes sortes de clous dorés :

  • Lentilles dorées à 8 livres 10 sols le millier
  • Demi poids dorés à 10 livres le millier
  • A la reine, lentilles dorées à 12 livres 10 sols le millier
  • A la reine (gros) dorés à 15 livres 10 sols le millier
  • Tiercelin (gros) dorés à 11 livres 10 sols le millier
  • A olive dorés à 22 livres le millier
  • De chiffre (gros) dorés à 14 livres le millier
  • De chiffre (petit) dorés à 11 livres le millier
  • De diamant dorés à 7 livres le millier

Le XIXe siècle vit arriver les manufactures dont plusieurs se spécialisèrent dans la fabrication de clous dorés. Nombre d’entre elles innovèrent comme nous l’avons déjà vu et remportèrent de nombreuses médailles lors des expositions universelles. Les manufacture Carmoy, Marois ou encore Barbette et fils s’illustrèrent dans cette industrie.

Boîte de clous dorés de la marque Au Soleil
Marque à l’intérieur d’un clou Au Soleil

Analyse d’un clou doré du XVIIIe siècle

L’analyse scientifique d’un clou doré récupéré sur une garniture du XVIIIe siècle nous a permis de corroborer plusieurs informations obtenues grâce aux documents d’archives ou aux écrits de la même époque. Cette analyse a été menée par le laboratoire Re.S.Artes en se basant sur la microscopie à balayage électronique et l’ICP-MS (Induced Coupled Plasma / Mass Spectrometer). Les résultats les plus significatifs ont été les suivants :

  • Le métal est un laiton (alliage de cuivre et de zinc) contenant de faibles proportions d’étain, de fer, de silicium, de magnésium et des micro-inclusions contenant du calcium.
  • La comparaison des analyses de la dorure faites au MEB et en ICP-MS/AES laisse supposer que l’alliage contient également une faible proportion d’argent.
  • La texture du métal et l’orientation des inclusions, en particulier celle des globules de plomb, semble indiquer que la tête du clou aurait été moulée : on n’observe pas d’orientation particulière des inclusions qui pourrait traduire un travail mécanique postérieur au refroidissement du métal.

L’utilisation de laiton avec un faible pourcentage d’étain est bien confirmée, de même qu’une fonte au sable (traces de silicium) par moulage.

Pose des clous dorés

Au-delà de leur aspect décoratif, les clous dorés maintiennent les matériaux de couverture (étoffes, tapisseries, cuirs) et protègent des coups, éraflures ou déchirures. C’est le cas en particulier pour les angles des coffres ou encore pour les extérieurs des dossiers des sièges à bois recouvert dont de magnifiques exemplaires avaient été peints par Jean François de Troy pour La Lecture de Molière. Trois clous dorés étaient parfois ajoutés au-dessus de la masse des pieds des sièges Louis XV afin de dissimuler les plis du tissu.

La visite rendue – Louis-Léopold Boilly – Crédit photo : © The Wallace Collection
Détail des trois clous dorés au-dessus de la masse du pied du fauteuil – Crédit photo : © The Wallace Collection
Trois clous dorés sur un fauteuil du château de Villarceaux avec sa garniture du XVIIIe siècle

Jean-François Bimont dédie le chapitre VI de son manuel à la pose des clous dorés :

« Pour poser le clou doré, il faut que la distance des cloux entr’eux soit comme des cloux à la baguette, ce qui assujettit à faire les trous avec le poinçon à distance égale. Premièrement, pour ne pas égratigner les moulures du bois des fauteuils ; & en second lieu, afin que les cloux ne soient pas trop serrés les uns contre les autres : on doit même laisser entr’eux un très petit jour pour les faire paroître dans toute leur grosseur. On doit observer que le trou doit être plus ou moins creux selon que le clou l’exige, afin qu’il puisse tenir, & qu’on ne soit pas non plus obligé de le frapper trop fort pour l’enfoncer, ce qui pourroit endommager sa tête. »

La pointe des clous fondus était fragile et pour limiter la casse il était indispensable d’utiliser un poinçon pour faire un trou au préalable.

Poinçon ancien (encyclopédie Diderot et d’Alembert) et poinçon moderne

Les restes de ces pointes en laiton cassées dans les traverses en bois constituent aujourd’hui de précieux indices pour authentifier un siège ancien. Au XIXe siècle, la fabrication de clous dorés avec une pointe en fer, beaucoup plus résistante, facilita leur pose. Les clous dorés se posaient aussi sur un galon, il y avait alors plus d’espaces entre les clous par souci d’économie. Ceux utilisés sur la traverse arrière des sièges, moins visibles, avaient une séparation plus importante.

Le matin – Nicolas Lancret – Crédit photo : © The National Gallery
Détail des clous dorés sur galon sur la traverse supérieure du canapé – Crédit photo : © The National Gallery
Clous dorés espacés sur galon sur un fauteuil du château de Villarceaux avec sa garniture du XVIIIe siècle

Conclusion

Les clous dorés embellissaient déjà les sièges au XIVe siècle, les comptes de l’argenterie des rois de France mentionnent pour l’an 1393 : « Pour une autre chaère pour atourner à un docier, de taille, painte de fines couleurs, ouvrée de broderie d’or de Chipre, frangée de franges de soie et cloée de clous dorez pour ladite dame. ». Pendant des siècles, ils ont orné toutes sortes de sièges, de lits, de coffres, de paravents ou d’écrans de cheminée fixant et mettant en valeur les tissus de leur garniture. Le XIXe siècle fut celui des innovations et de l’industrialisation et de nos jours il est toujours possible d’acheter des clous dorés modernes. Cette courte étude a levé un coin du voile sur cette industrie multiséculaire et son commerce mais il reste beaucoup à faire pour établir une typologie précise et chronologique et étudier les corps de métiers, communautés et individus indispensables à leur production, leur vente et leur utilisation.

Michel Chauveau, Eric Detoisien et Sébastien Ragueneau


[1] Jean-François Bimont, Principes de l’art du tapissier, Paris, de l’imprimerie de Lottin l’aîné, 1770.

[2] Joseph Morisot, Tableaux détaillés des prix de tous les ouvrages de batiment, suivant leurs genres différens et chacune de leurs espèces, Paris, 1804-1806.

[3] Joseph Morisot, Vocabulaires des arts et métiers en ce qui concerne les constructions, Ve volume, Paris, 1814.

[4] Athanase Garnier-Audiger, Manuel du tapissier, décorateur et marchand de meubles, Paris, 1830.

[5] Achille Deboulle, Mots obscurs et rares de l’ancienne langue française (suite), Romania, tome 35 n°139, 1906, p. 394-427.

[6] « Les Clous de leton, ou fonte douce, s’employent par les Selliers, Carrossiers, & Bahutiers, pour les felles de cheval, les carrosses, & les coffres ; & par les Tapissiers, pour plusieurs meubles, comme fauteuils, chaises, tables vertes, soffas, canapés, &c. ». Philemon-Louis Savary, Dictionnaire universel de commerce, Tome Premier A-C, Chez les Frères Cramer & Claude Philibert, 1750.

[7] Philippe Macquer, Dictionnaire raisonné universel des arts et métiers, tome premier, Paris, 1773.

[8] Jean-Baptiste Launay, Manuel du fondeur sur tous métaux, Paris, 1827.

[9] « Mais une observation essentielle à faire pour les personnes qui employent les Clous indiqués ci-dessus, c’est qu’avant d’en acheter de grosses parties, il faut les essayer ; car on en fait de metail si aigre, ou cassant, que sur cent Clous qu’on employe il s’en cassera peut-être plus du quart; & quoique la perte ne soit pas considérable, rien ne chagrine plus un ouvrier, qui perd son tems & une partie de sa marchandise. ». Philemon-Louis Savary, Dictionnaire universel de commerce, Tome Premier A-C, Chez les Frères Cramer & Claude Philibert, 1750.

[10] Henri Elkington met d’abord au point un procédé de dorure par immersion dans un bain alcalin d’or le 11 octobre 1836 puis le 29 septembre 1840 un procédé de dorure galvanique. Charles Christofle, Histoire de la dorure et de l’argenture électro-chimique, Paris, 1851.